1966 : la révolte des "chevelus"
En 1966, le régime communiste tchécoslovaque connaît une période de relative libéralisation, avec des tentatives de réformes économiques et une intense activité culturelle de qualité. C’est dans ce contexte qu’est organisé à Liberec, en Bohême du Nord, le concert d’une jeune idole française du rock’n’roll : Jean-Philippe Smet alias Johnny Hallyday. Le chanteur traverse une période artistiquement difficile et a entamé une tournée dans quelques pays d’Europe centrale qui l’emmène notamment en Pologne et en Tchécoslovaquie. Mais le concert exceptionnel de Liberec dégénère et la police réprime sévèrement les « chevelus » et les « máničky », surnom des hippies tchécoslovaques venus y assister. Certains auront les cheveux coupés, d’autres feront même de la prison…
Les années 1960 en Tchécoslovaquie : une époque où « tous les matins, on était impatient de sortir du lit », selon les mots du réalisateur Ivan Passer. En cinéma, théâtre, littérature, la production tchécoslovaque connaît un renouveau incontestable, certains diront un « âge d’or ». Le dégel se fait sentir et entendre au niveau musical également. Les autorités qui craignaient le rock’n’roll, musique révolutionnaire de l’impérialisme décadent, ont laissé se développer le jazz, pourtant venu des Etats-Unis et au moins aussi contestataire. En France, le rock arrive tardivement et il s’agit le plus souvent d’adaptation de succès anglo-saxons. Johnny Hallyday est l’un de ces précurseurs, aux côtés entre autres, du groupe des Chaussettes noires d’Eddy Mitchell ou celui des Chats sauvages de Dick Rivers, des artistes largement inconnus en Tchécoslovaquie. Cela n’empêche pas Jaromír Tůma, critique musical depuis la fin des années 1960, de faire une comparaison audacieuse à propos d’Hallyday :
« Hallyday était le Elvis Presley français. Quand Presley sortait une chanson, Hallyday la chantait après lui dans sa langue, mais il avait aussi son propre répertoire et il était très bon. Il était jeune ! Enfin, il est toujours jeune ! Je l’ai vu à la télévision il n’y a pas longtemps. C’est qu’il est célèbre ! Il est resté au sommet ! »
Hallyday est célèbre en France, c’est un fait, mais à cette époque il connaît une période creuse sur le plan artistique et le public commence à le bouder. En juin 1966, il entame alors une tournée en Europe centrale et notamment en Tchécoslovaquie. Applaudi par 23 000 personnes à Košice, à l’est de la Slovaquie, la route du chanteur le mène à Liberec, au nord de la Bohême. L’amphithéâtre qui se dresse en plein air au sein du parc du peuple (Lidové sady), près du plus vieux zoo de Tchécoslovaquie, est bondé et les spectateurs apprécient visiblement la musique qu’on leur propose comme en témoigne Petr Šimr qui était présent ce jour-là :
« C’était vraiment extra comme musique. C’était du rock’n’roll, une chanson après l’autre. La musique était jouée parfaitement, ces musiciens avaient vraiment la classe. A cette époque-là, on avait rien vu de tel ici. »
C’est ce que confirme Johnny Hallyday, lui-même dans une interview qu’il donne au journal télévisé sur la première chaîne de l’ORTF à son retour en France. Le rockeur livre ses impressions sur le public qu’il a croisé lors d’une tournée qui le mène également en Grèce, celle « des colonels » :
« Ce qui m’a plu en Grèce, c’est le public. D’autant plus que le public à l’Est n’a jamais vu de spectacle de rock’n’roll. Pour nous, c’était un peu comme il y a six, sept ans en France, c’est-à-dire que le public réagissait de la même façon qu’il y a six, sept ans en France. Etant donné qu’ils n’ont jamais vu de rock, une partie du public, enfin surtout des jeunes, se roulaient par terre. »
Le rock’n’roll n’est pas totalement inconnu en Tchécoslovaquie en 1966 et il s’y propage sûrement. Il arrive souvent clandestinement et est parfois diffusé dans les programmes de Radio Free Europe ou de Voice of America. Les autorités communistes lui préfèrent le jazz qu’ils jugent moins contestataire et moins « dégénéré ». Et la tenue d’un concert d’une star occidentale du rock’n’roll ne va pas de soi alors que le régime s’inquiète d’une partie de sa jeunesse, qui se laisse pousser les cheveux ou adopte des comportements considérés comme « déviants ». Pour Jaromír Tůma, il y a tout de même certaines raisons qui peuvent expliquer l’autorisation de ce spectacle :
« Pourquoi tout à coup Johnny Hallyday a pu venir alors que les camarades craignaient cette personnalité ? J’ai le sentiment que c’est parce qu’il était Français. Il chantait en français. En France, il y a avait un puissant et important Parti communiste. La France ne constituait tout simplement pas pour nous une menace telle que l’étaient les Etats anglo-saxons. »
Johnny Hallyday est même reçu au ministère de la Culture à Prague. Pourtant à Liberec, dès le début du concert, des incidents éclatent. Certains jeunes n’ont pas assez d’argent pour s’acquitter des droits d’entrée et tentent de pénétrer l’amphithéâtre en franchissant les clôtures qui ferment le lieu. Au sein de l’enceinte même, la sécurité est débordée. La bière coule à flot et on se pousse et se marche dessus pour tenter d’approcher la star. Johnny Hallyday est reconnu pour son jeu de scène. A Liberec, il joue avec le public, le provoque, l’excite comme à son habitude en lui jetant sa cravate et en simulant le même geste avec sa veste. Mais pour Petr Šimr, il ne fait pas de doute que la tournure prise par les événements n’est pas le simple fait d’un public un peu trop enthousiaste :
« Je suis sûr à 100% qu’il s’agissait de provocateurs payés pour causer des débordements et l’objectif était atteint. Des gens normaux n’auraient pas lancé des mottes de gazons pleines de sable et les godets de bière vide sur les musiciens ».
Les forces de police de la Sécurité publique décident alors de disperser la foule. Jan Částek était aussi présent parmi le public ce jour-là et raconte :
« Les policiers ont fait en sorte de nous évacuer, ils nous poussaient dehors. Nous sommes revenus. On criait « Gestapo ! Gestapo ! » (rires) et ce genres de chose ! Donc, c’était assez joyeux mais nous craignions tout de même d’être enfermés ou peut-être de recevoir des coups de matraques. »
Les jeunes qui ont assisté au spectacle sont assimilés à des « hooligans » par les médias qui relatent l’événement. Les « hooligans », c’est le terme employé pour viser ceux qui adopteraient des comportements déviants et dangereux, à l’image par exemple des « blousons noirs » en France. Après le concert, la police procède à des interrogatoires et à des arrestations. 18 personnes sont poursuivies. Certaines écoperont de lourdes peines puisque six d’entre eux devront faire de la prison, entre 10 et 18 mois. Petr Šimr aura droit à un traitement un peu plus clément :
Des policiers, de la police secrète cette fois-ci, sont venus pour moi au travail, Ils m’ont d’abord pris en photo sous tous les angles, exactement comme un criminel et avec cela ils ont sans doute avancé mon départ pour l’armée. »
Le concert de Liberec est récupéré par la police secrète qui, à l’été 1966, lance une campagne de répression contre les « chevelus » et le port des cheveux longs. Petr Blažek, historien et coauteur d’un ouvrage sur le sujet, « Rendez nous nos cheveux » décrit cette opération :
« Le concert de Johnny Hallyday a été l’un des prétextes qui a mené au déclenchement d’une action d’envergure, qui a reçu le nom de « Vlasatci ». Dans chaque région du pays, environ 4000 personnes ont été identifiées et parmi elles, quelques centaines ont été envoyées dans des cellules de la police où on leur a coupé les cheveux en présence d’un hygiéniste. Celui-ci prétendait que ces personnes avaient des poux ou qu’ils étaient hygiéniquement malsains. »
La tournée de Johnny Hallyday illustre ainsi la difficulté du régime communiste tchécoslovaque à assumer sa relative libéralisation. Celle-ci se traduit par l’apparition de cultures subversives que les autorités sont tentées de réprimer purement et simplement au risque de paraître impopulaire ou d’en radicaliser les composants. Johnny Hallyday, pour sa part, poursuit sa tournée à Plzeň où des incidents similaires se produisent. Le service d’ordre s’acharne sur certains jeunes de la foule. Le chanteur n’apprécie pas, il balance un coup de micro à un commissaire de police et le traite d’assassin. On frôle l’incident diplomatique et le concert qu’il devait effectuer à Moscou est annulé. A son retour en France, cela ne l’empêchera pourtant pas de considérer le public tchécoslovaque comme l’un des plus réceptifs à sa musique et ce pour une raison bien précise :
« Où ça a le mieux marché, c’est surtout en Tchécoslovaquie. Parce que le public était, admettons, un peu plus libre. »
https://www.radio.cz/fr/rubrique/histoire/liberec-en-1966-johnny-hallyday-et-les-chevelus